Tout petits, nos parents nous apprenaient déjà à dire « Merci », chaque fois que nous obtenions quelque chose. Nous le répétions parce que nous apprécions les réactions positives des adultes à notre égard et celui de nos camarades de classe et de jeux. Ainsi, nous l’avons inscrit dans nos us, en tant que formule de politesse, sans jamais trop nous demander quelle était sa véritable signification et en quoi cette pratique est considérée comme une règle essentielle du « savoir vivre ». C’est lors de mes premiers stages d’aïkido et lors de mes premières conversations avec des pratiquants aguerris, que je me suis rendu compte de la place essentielle qu’avait le fait de dire merci dans la pratique « Aïki ». C’est donc au dojo qu’est né mon étonnement face au constat que l’un des mots les plus utilisés au quotidien (j’espère) l’était sans que personne ne se demande ni pourquoi on dit Merci, ni pourquoi c’est une règle essentielle de politesse, dans la (quasi) totalité des cultures. Je ne m’étais jamais moi-même jamais demandé, non plus, quelle était l’origine de cette coutume. En réfléchissant bien, cela parait tout à fait naturel que les individus perdent la signification des mots les plus utilisés, car la banalité est le contraire de l’étonnement. Et il n’y a pas de réflexion, ni de méditation, devant la banalité. En ce sens, l’Aïkido a eu le mérite, pour moi, de faire sortir le mot « Merci » de sa banalité et à m’inciter à redonner toute l’importance à un acte qui n’a absolument rien d’anodin pour notre quotidien.
Un peu d’étymologie
Le mot français « Merci » tire son nom du latin « Merces », qui peut signifier « salaire », mais peu aussi signifier « le prix de », « service », « peine » ou « châtiment ». Autrement dit, « Merces » est une sanction, il désigne un acte qui rend compte et officialise la perception et la reconnaissance d’un acte précédent.
En dehors de son usage habituel, en français, on le retrouve aussi dans la formule « être à la merci de ». D’après le Larousse, cela signifie :
« Demander merci, se reconnaître vaincu, demander grâce. Être à la merci de, être sous la dépendance de quelqu’un, soumis à l’action de quelque chose. Tenir quelqu’un à sa merci, le tenir dans une dépendance totale. »
La merci serait donc une soumission, un abandon face à une force supérieure, se remettre à la volonté de quelqu’un. On comprend mieux pourquoi en anglais « Mercy » est le mot utilisé pour désigner la clémence. Il faut donc comprendre que pour être considéré comme « clément », il faut d’abord avoir le pouvoir ou la force d’agir sur quelqu’un et renoncer à profiter ou abuser de ce pouvoir. Il faut comprendre par là qu’il vaut mieux renoncer à avoir recours à des sanctions trop démonstratives ou cruelles, mais qu’il vaut plutôt mieux faire le choix de prendre des mesures proportionnées et bienveillantes.
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Mais dans les autres langues latines, le terme employé dans l’acte de politesse est « Grazie » en italien et « Gracias » en espagnol et en portugais. « Gratia » en latin était déjà utilisé pour signifier une « reconnaissance », un « remerciement ». En français, « Gratia » a donné « Grâce », un terme essentiellement théologique. Référons-nous encore au Larousse :
« Faveur accordée à quelqu’un pour lui être agréable : Je vous demande cela comme une grâce. Remise de tout ou partie de la peine d’un condamné ou commutation de cette peine en une peine moins forte : Obtenir la grâce d’un coupable. … Don ou secours surnaturel que Dieu accorde aux hommes pour leur salut. »
Dans la traduction latine de la bible, « Gratia » est utilisé pour désigner les actes magnanimes de Dieu envers les hommes. C’est ce que les théologiens entendent par « grâce divine ». Plus que « Merces », « Gratia » renvoie à l’acte bienveillant, tandis que le premier terme est plutôt neutre, vu qu’il peut être à la fois un « salaire » (ou une récompense) et un « châtiment ». Néanmoins, il y a un point commun assez fort entre les deux termes. En effet, on retrouve dans les deux le fait de sanctionner et d’accorder une importance à un acte précédent.
Dans les langues germaniques, les mots « thanks » en anglais, « Danke » en allemand ou « Tack » dans les langues scandinaves ont évidemment la même racine. Ne pouvant détailler d’avantage la signification de cette racine, il est tout de même à noter qu’à travers « Thanks to you… » en anglais, « Danke an dich » en allemand, ou « Tack vare dig » en suédois, (Grâce à toi…) l’usage du mot est tout à fait équivalant au mot « Gratia » en latin.
De cette rapide recherche étymologique, on peut déduire que le fait de dire « merci » est une manière de signifier à autrui que l’on a perçu et que l’on est conscient ce qu’il a fait à notre égard. On lui est reconnaissant pour cela. Le fait de le lui dire établit notre redevabilité à son égard, cela peut-être considéré comme une sorte de reconnaissance de dette symbolique. D’un point de vue purement sémantique, les mots issus de « Gratia » expriment mieux que le mot français « Merci » la bienveillance et l’état de sympathie qui découlent de ce sentiment de redevabilité. Néanmoins, il est amusant de noter que la signification de « merces » a plus de poids pour les « Merci » ironiques : « Merci d’avoir pourri ma soirée ! » « Merci d’être parti te tourner les pouces pendant que je devais gérer ces cent cinquante dossiers tout seul ! »
NB : Puisqu’il est aussi question d’Aïkido dans cet article, il aurait été important et très intéressant aussi de dresser une étymologie du mot japonais « Arigato » et des termes annexes et similaires. Mais le fait est que je ne connais que très peu le japonais. Avec le temps, je comprends un nombre croissant de termes et de concepts liés au lexique des arts martiaux et des grandes philosophies asiatiques. Mais je serai incapable, à table avec des japonais, de demander plus de soupe ou si quelqu’un peut me passer les épices. Tout apport venant de lecteurs pratiquants le japonais ou le chinois sera le bienvenu.
Un exercice éthique et philosophique
En philosophie occidentale
S’il y a bien quelque chose à retenir sur les différences entre le stoïcisme et l’épicurisme, c’est que le stoïcisme est une philosophie holistique. Ce qui veut dire que le stoïcien considère que toutes les choses qui constituent le monde sont liées entre elles et que l’univers forme un grand tout. Ce grand tout est une somme supérieure à la simple accumulation des petites choses qui le constituent. Le stoïcien atteint l’ataraxie (état de sérénité ou de paix intérieure) lorsqu’il trouve sa juste place dans l’univers, lorsqu’il finit par accepter pleinement qui il est et son destin quel qu’il soit (Amor fati). Pour atteindre ce but, le philosophe s’adonne à un ensemble d’exercices et de méditations au quotidien. Parmi ces exercices, l’un d’entre eux compose l’intégralité du Livre I des « Pensées pour moi-même » de Marc Aurèle (Oui, le papa du pauvre taré qui gueule sur sa sœur dans l’extrait de Gladiator que j’ai mis plus haut ). En effet, l’œuvre de l’ancien philosophe, empereur et chef de guerre romain s’ouvre sur une énumération de tout ce qu’il doit à son entourage, tout ce qu’il a appris auprès d’eux, tout ce en quoi ces personnes ont eu une influence bénéfique sur lui, en guise d’hommage et de reconnaissance.
« De Maximus : être maître de soi et ne pas se laisser entrainer par rien ; la bonne humeur en toutes circonstances, même dans les maladies ; l’heureux mélange, dans le caractère, de douceur et de gravité, l’accomplissement sans difficulté de toutes les tâches qui se présentaient ; la conviction où tous étaient qu’il parlait comme il pensait et qu’il agissait sans intention de mal faire ; ne point s’étonner ni se frapper ; ne jamais se hâter, ni tarder, ne se montrer irrésolu ou accablé ; ne pas rire à gorge déployée, pour redevenir irritable ou méfiant ; donner l’idée d’un caractère droit plutôt que redressé. Et ceci encore : que personne n’a jamais pu se croire méprisé par lui, ni osé se prendre pour meilleur que lui ; la bonne grâce, enfin. »
(Marc Aurèle: Pensées pour moi-même, Livre I.)
Dans la spiritualité japonaise
Dans l’excellent La philosophie de l’Aïkido, John Wattson revient sur les réflexions philosophiques de O Sensei, de ses travaux sur les différents courants spirituels à travers le monde, de sa soif de connaissance et son appartenance à la secte shintoïste « Omoto Kyo ». De ce courant religieux, il en tire une leçon qu’il partageait avec ses élèves. Il appelait cette leçon « les quatre gratitudes » :
-La première des quatre gratitudes doit aller vers le soleil qui se lève chaque matin. C’est en effet grâce au soleil qui se lève que nous pouvons nous dire : « Chaque jour est un jour nouveau ». C’est parce que nous savons que le soleil se lève au matin que nous pouvons nous dire : « Je n’ai peut-être pas passé une bonne journée, j’ai peut-être échoué dans ma tâche aujourd’hui, mais je ferai mieux demain, les choses se passeront mieux demain. » Pour toutes les personnes qui peuvent se sentir accablées ou dépassées par les problèmes qu’ils doivent surmonter, cet exercice peut être un bon moyen de se rappeler aussi « qu’à chaque jour suffit sa peine », que nous ne devons pas voir notre problème comme un seul et entier, mais comme une succession de petites étapes quotidiennes facilement réalisables. Nous retrouvons tout à fait cette méthode, par exemple, chez les alcooliques anonymes. Les alcooliques anonymes ne se disent pas : « C’est décidé, j’arrête de boire ». Ils se disent : « Demain, je ne bois pas. » Et à la fin de la première journée, ils se disent : « Aujourd’hui je n’ai pas bu, demain je ne boirai pas non plus. » Un jour après l’autre et à chaque jour suffit sa peine, c’est ainsi que nous surmontons plus de problèmes et que nous nous dépassons de manière plus efficace. Comme le dit le proverbe chinois : « Ceux qui déplacent les montagnes sont ceux qui ont commencé par déplacer quelques cailloux. »
-La deuxième gratitude va à la Nature. Car c’est elle qui nous a permis de naitre et qui nous maintient en vie, grâce à la nourriture qu’elle nous fournit, par le biais de ses plantes et de ses animaux. Sans Nature, il n’y a tout simplement pas de Vie.
-La troisième gratitude va à nos ancêtres. Si nos ancêtres n’étaient pas là, nous ne serions tout simplement pas là non plus. Sans leur vécu, sans leurs expériences et les leçons qu’ils en ont tiré, ils nous auraient tout simplement rien transmis et notre vie, actuellement, ne serait pas celle que nous vivons.
-La quatrième gratitude enfin, et non la moins importante, va à notre entourage, direct ou indirect. Nous devons nous retrouver reconnaissant envers nos familles, nos amis, nos enseignants, nos collègues, l’ensemble des personnes que nous croisons dans notre quotidien et qui sont à l’origine de l’ensemble des expériences qui nous constituent. Ainsi, nous devons remercier le boulanger qui fait notre pain, les agents de la voie publique qui entretiennent la route sur laquelle nous marchons ou conduisons, la caissière qui encaisse notre argent après avoir fait nos courses et les employés qui ont rempli le rayon, les personnes qui nettoient les toilettes publiques dans lesquelles nous allons soulager nos besoins les plus élémentaires, l’amie qui vous a donné le conseil qui vous a aidé à trouver votre nouveau travail. Merci à ce parfait inconnu, qui au détour d’une conversation dans un bar, vous a conseillé de lire « Le problème Spinoza » de Irvin Yalom et qui a été l’une des meilleures lectures de l’année. Cet ami d’un ami qui a bassiné tout le monde avec sa dernière découverte musicale et qui vous a permis de découvrir le groupe Hypno5e et qui a changé à jamais votre rapport à la musique. Merci à cet inconnu qui vous a servi de partenaire, lors d’un stage d’aïkido et qui vous a donné le bon conseil pour mieux réussir une technique que vous ne compreniez pas jusque là… Bref, on pourrait continuer comme ça encore très longtemps, c’est lors de ce genre d’exercices méditatifs que l’on se rend compte que l’ensemble des expériences qui nous constituent et à partir desquelles nous construisons notre identité, nous le devons à l’ensemble des personnes avec qui nous vivons en société. Sans que l’on se rende compte, le parfait anonyme à l’autre bout du monde peut faire quelque chose qui a des conséquences sur notre quotidien et il est important de garder cette perspective à l’esprit.
En Aïkido
Pour les lecteurs du blog, comme pour les pratiquants assidus, chacun sait qu’une séance d’aïkido est rythmée par un assez grand nombre de rituels et de protocoles. Lorsque l’on se planche sur eux, on s’aperçoit que la majorité d’entre eux ont pour but de maintenir un sentiment de gratitude entre les pratiquants.
-Le Salut : Au début de la séance, au moment du Salut, après que le maitre ait salué le portrait de O Sensei et ses uchi deshis, il se tourne vers les élèves qui le saluent en premier. La formule japonaise que les élèves prononcent à ce moment est : « Merci pour la leçon que vous vous apprêtez à nous donner. » Ce à quoi le maître répond : « Merci d’être venus. »
Au salut de fin de séance, le rituel reste le même, mais les formules changent un peu. Les élèves disent : « Merci pour la leçon que vous nous avez donné. » Et le maitre : « Merci pour votre participation. »
-Pendant et après la pratique : Après chaque exercice, les pratiquants ne se quittent pas avant de s’être remerciés. Après la séance et après le salut, tous les pratiquants se remercient entre eux. Quoi que j’ai pu voir deux écoles à ce moment. Certains estiment qu’ils n’ont à remercier que ceux avec qui ils ont pratiqué. D’autres, au contraire, tiennent à remercier toutes les personnes présentes sur le tapis. J’avoue avoir une certaine préférence pour la deuxième. Car quand bien même nous ne pouvons parfois pas pratiquer avec tout le monde, par faute de temps, nous avons quand-même partagé un moment, suivi le même cours, eu un moment ou un autre un sentiment de bienveillance, en veillant, par exemple, à ne pas projeter notre partenaire sur le binôme d’à côté. De prés ou de loin, nous vivons ou partageons toujours, d’une manière ou d’une autre, avec chacun des êtres présents au même endroit. Le bon déroulé d’une séance dépend de la bienveillance et du comportement de chacun d’entre nous. C’est pour cette raison que je trouve important de pouvoir remercier chaque individu présent sur le moment.
En finir avec le mythe du self-made-man
Depuis environ deux siècles maintenant, nous vivons dans une société fondée sur un drôle de mythe : celui de « l’homme qui se fait tout seul ». La littérature, le cinéma, la presse, les discours politiques, nous narrent les récits d’hommes d’exception, contre qui le destin et la jalousie de tout à chacun semble s’acharner. Mais armés de leur seule volonté, ils partent de rien et deviennent de brillants entrepreneurs multi milliardaires, que tout le monde envie. Mais devant leur réussite à eux-seuls, ils estiment ne rien devoir à personne, que c’est même le contraire, que c’est à nous de les remercier d’être aussi géniaux et « indispensables » au bon fonctionnement de notre monde. Sans nier la force de volonté de certains individus, sans nier des actes accomplis exceptionnels qui forcent l’admiration, réfléchissons un peu aux origines de cette force de volonté et ce qui a pu la construire. Mais aussi et surtout, réfléchissons à l’origine de ce fameux talent qui ont permis une telle réussite. Que serait devenu ce grand génie de l’informatique sans ce professeur de mathématiques qui lui a transmis sa passion pour les nombres et les raisonnements logiques ? Que serait devenu ce créateur de concepts marketting s’il n’avait pas été soigné par un médecin quand il était petit ? Peut-être n’aurait-il pas survécu à sa maladie sans l’intervention de ce médecin et ce qui a permis de payer ses soins. Que serait devenu ce grand chef cuisinier, sans sa grand-mère qui a stimulé sa gourmandise avec ses petits gâteaux ? Que serait tout simplement, aujourd’hui, n’importe quel grand producteur industriel, sans tous ces bras et corps qui s’agitent en usine pour produire ce qu’il vend et qui le rend si riche et si fier de sa réussite ? Sans ces bras et corps qui s’agitent, contrairement à ce que pensent certains, rien ne se fait et rien ne se crée dans ce monde.
En dépit de toute son absurdité, chefs d’entreprises, politiciens, journalistes, publicitaires et biographes de gondoles continuent de faire enfoncer ce mythe à coups de marteau dans nos crânes : Il existerait quelques êtres exceptionnels sans qui notre monde et notre société ne seraient que chaos. Ainsi, nous leur devons tout. Par contre, eux sont tellement exceptionnels qu’ils sont auto-suffisants, qu’ils parviennent à s’auto-alimenter et s’influencer eux-mêmes, sans le moindre recours au monde extérieur, sans jamais demander la moindre aide à qui que ce soit, de sorte qu’ils ne doivent absolument rien à personne, sinon leur propre génie venu ex nihilo.
Contre cette propagande, il convient de rappeler le plus grand nombre de fois possible l’état d’interdépendance dans laquelle met chacun d’entre nous notre condition humaine. En tant qu’être humains, nous sommes des êtres sociaux, nous nous construisons en fonction du regard que porte sur nous notre entourage. Nous grandissons et évoluons avec ce qu’il nous apporte, en bien ou en mal. Ainsi, comme le rappelle si bien le professeur de philosophie et psychanalyste Carlos Tinoco, même l’ermite, ou le sage solitaire, jouit de sa posture en fonction du regard que porte sur lui la société et du rôle qu’il se donne par rapport à elle. Quand bien même nous nous identifierions à des espèces solitaires comme le tigre ou le chat sauvage, que sont ces animaux sans la mère qui les a mis au monde et appris à chasser ? Voyez-vous, il y a toujours au moins un être autre que vous qui a joué un rôle primordial dans votre existence.
Si tout cela n’était qu’un mythe absurde, à quoi bon lutter contre lui ? A quoi bon partir en croisade contre les moulins à vent aux côtés de Don Quichote ? Si je mets un point d’honneur à donner un angle plus politique à cet article, c’est que je constate au quotidien la souffrance qu‘engendre ce récit absolument déconnecté de notre condition humaine. Loin de n’être qu’une fiction, le personnage de Walter White qui refuse qu’on l’aide à payer ses soins pour guérir du cancer, dans la série Breaking Bad, car ce serait se rabaisser de demander la « charité », je le rencontre bien souvent. J’ai rencontré beaucoup trop de monde s’enfermer seul avec ses problèmes, refuser de l’aide par sentiment de honte (J’ai moi-même été un moment l’un d’entre eux). Le fait est que tous les problèmes n’affectent pas notre vie avec la même ampleur et certains d’entre eux ne peuvent être réglés seul. Beaucoup plus de problèmes que l’on croit ne peuvent être réglés seul. En dépit de cela, les personnes autour de nous et les récits médiatisés nous martèlent que si on est un « Homme », on doit se débrouiller seul. On nous explique qu’on ne peut pas tout attendre des autres, qu’on ne doit pas « tout attendre de l’Etat », alors on s’efforce de s’atteler seul à une tâche qui, le plus souvent, nécessite d’être à plusieurs. Bien entendu, chaque fois que l’on peut faire quelque chose seul, autant le faire. Mais l’Humanité doit sa survie au fait que les individus finissaient toujours par se mettre à plusieurs pour accomplir des tâches. Ainsi, le parcours d’un individu est naturellement semé d’obstacles à surmonter à plusieurs. L’échec qui découle de ces tentatives vaines engendre une grande souffrance intérieure, une perte de l’estime de soi face à son manque de capacités. Ce qui est pourtant totalement absurde. Quoi de plus naturel, que d’échouer seul, là où une aide était nécessaire ?
Mais cela n’est que la partie émergée de l’iceberg. Une autre souffrance, plus insidieuse, plus sournoise, découle de la manière dont ce mythe justifie la place de chacun au sein de la hiérarchie. Les plus privilégiés, les plus fiers de leur place ou de leur « ascension sociale », affichent un mépris à peine déguisé pour celles et ceux (souvent celles), occupant une place moindre ou une profession moins rémunératrice. S’ils ou elles se plaignent, ils ou elles n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes, c’est qu’ils ou elles ne travaillent pas assez dur, ne montrent pas assez de volonté et ne s’investissent pas assez dans leur carrière professionnelle. Comme s’il n’y avait que cela qui constituait une vie, comme si le vécu de chacun, son origine, les expériences professionnelles n’étaient que des données négligeables dans la construction de chacun. Comme s’il existait un nombre indéfini des meilleures places, de manière à attribuer au mérite de chacun une place à la hauteur de son investissement et de sa volonté. Quand bien même tout le monde démontrerait une même passion dévorante pour son job, une combativité de tous les instants et un investissement des plus exemplaires, le nombre de places, au sein de chaque frange, ne changerait pas le moins du monde. Cette croyance a pour conséquence de faire croire à chacun qu’il n’est pas assez bon, qu’il n’est autorisé à explorer aucun autre domaine que celui qui lui est attribué. « Je ne suis que femme de ménage, les livres ce n’est pas pour moi. » « Je ne suis qu’ouvrier, la philosophie et l’économie, c’est trop dur pour moi. Je n’ai pas les capacités de comprendre, je suis moins intelligent que les gens qui parlent de ça à la télé. » « Je suis toute la journée assis à un bureau et j’ai mal au dos, les activités physiques et sportives ce n’est pas pour moi. De toute façon, je suis trop nul en sport… » Toutes ces inhibitions, toutes ces autocensures, sont le fruit d’une croyance qu’on n’a que la place qu’on mérite et qu’on ne peut connaitre son potentiel qu’en se comparant aux autres, qu’en se fiant aux récits collectifs qui justifient la place de chacun et les occupations qui nous sont permises ou obligées. Cette aliénation empêche un trop grand nombre d’individus de découvrir leur potentiel, une véritable puissance d’agir, un ensemble d’activités qui pourraient engendrer de nouvelles passions et donner un sens plus satisfaisant à leur propre vie.
Vous pensez que je me suis éloigné du sujet ? Que ma diatribe n’a plus rien à voir avec l’importance de dire « Merci » ? Détrompez-vous ! Ce récit collectif détruit la signification du remerciement et du vivre ensemble pour trois raisons selon moi. La première (et la plus évidente), il laisse croire à trop d’individus qu’ils ne doivent absolument à personne et les incitent à se déconnecter des nécessités sociales et à se désintéresser du sort de leurs voisins. La seconde : Trop de personnes finissent par se dénigrer elles-mêmes face au manque de reconnaissance de leur entourage et à souffrir du sentiment d’invisibilité que cela entraine. Et la troisième enfin, le comble de l’ironie, les adeptes de ce mythe ont même fini par donner un tout autre sens au mot « Merci » dans leurs usages. En effet, que dit-on à celui dont on n’a plus besoin sur son lieu de travail ? Que dit-on à celui dont on se débarrasse ? Celui qu’on licencie ? On le « remercie ». Dans la bouche de ces personnes, « Merci » signifie : « C’est bon, nous n’avons plus besoin de toi, nous ne te voulons pas dans nos pattes ! » Le mot Merci prend pour signification le passage d’un état « d’utile » à celui « d’inutile », au lieu d’être un signe de reconnaissance et de gratification. Plutôt que de procurer une joie bien méritée pour un acte accompli, il devient un signe de mise à l’écart, sinon d’ostracisme.
Conclusion :
Que doit-on retenir de ces trois réflexions autour du même terme ? Quelle que soit la langue du locuteur, le fait de dire « Merci » signifie une « redevabilité », rend compte d’un acte accompli par l’interlocuteur et lui fait part de prise de conscience de l’apport qu’a cet acte pour lui-même. Le locuteur peut espérer ainsi procurer un peu de joie en contre partie de ce qui a été fait pour lui. Que c’est aussi un exercice d’humilité, que de reconnaitre l’apport de chacun dans nos vies et notre place dans un monde où nous sommes tous interdépendants les uns les autres. Mais qu’aujourd’hui, il devient peut-être de plus en plus important de signifier notre gratitude et notre bienveillance envers celles et ceux avec qui nous partageons notre quotidien, dans une société régie par des croyances flattant quelques égos et engendrant des injustices et un mal être pour une grande part de la population. Dire merci peut donc être une arme pour lutter contre certains comportements malveillants et méprisants. Plus que jamais, je vous encourage à ouvrir l’œil et à regarder autour de vous. Progressivement, je l’espère, vous vous apercevrez des bienfaits, mêmes les plus minuscules, que chaque individu peut avoir à votre égard. Votre bienveillance et votre conscience des choses ne peut que s’en trouvée grandie. Ainsi, quelque soit le nombre d’entre vous, MERCI à vous de me lire, de partager entre ces quelques lignes un moment de réflexion, mais aussi je l’espère, de plaisir.